Blaise Agresti: «L’expérience de la haute montagne aide à la prise de décision»

(Source : Le Figaro du 28/08/2022 par Adrien Jaulmes)


ENTRETIEN - Le guide en premier de cordée expose les règles d’or à appliquer dans des circonstances extrêmes. Il publie un bréviaire utile en cette période de crises à répétition.
 

Ancien commandant du peloton de gendarmerie de haute montagne de Chamonix, guide chevronné et auteur de plusieurs livres, Blaise Agresti a fondé, en 2017, Mountain Path (la voie de la montagne). Cette petite société est devenue en quelques années une école de réputation internationale, fournissant aux entreprises des méthodes de prise de décision inspirées de la haute montagne et du secourisme. Il publie Guider en premier de cordée, aux Éditions Mardaga.

LE FIGARO. - Pourquoi utiliser «premier de cordée» dans le titre de votre livre?
Blaise AGRESTI. - Ce livre a été écrit en réaction au contresens profond du monde politique à l’emploi de cette expression par Emmanuel Macron. Le premier de cordée en haute montagne n’est pas un être supérieur qui grimpe sans se soucier des autres, même si c’est ainsi que certains alpinistes ont pu le présenter. C’est lui qui tient ses compagnons au bout de sa main, au bout de sa corde, afin de leur permettre de parvenir au sommet. Cela engage physiologiquement sa responsabilité.

Que peut apporter la pratique de la haute montagne dans la vie courante?
L’expérience de leadership. La pandémie est venue démontrer de façon éclatante combien nos sociétés avaient perdu beaucoup de leur capacité d’adaptation aux risques et aux crises. Elle n’est qu’un signe parmi d’autres. Que ce soit dans le domaine géopolitique, démographique, climatique, économique et sanitaire, les crises ont déjà commencé. Elles ne constituent pas une rupture temporaire avec un ordre qui sera vite rétabli, mais plutôt les futures normes avec lesquelles nous allons devoir apprendre à vivre. Et si l’on ne change pas très rapidement notre façon de prendre des décisions collectives, nous serons très mal préparés aux défis qui nous attendent. C’est le sens de la création de notre société, Mountain Path qui, à travers l’expérience de leadership des guides de haute montagne, des secouristes, aide les entreprises ou toute sorte d’organisation à développer leur efficience collective. À raison de cinq à dix expéditions par mois, nous emmenons des comités de direction d’entreprises ou de grandes écoles - à l’exemple d’une promotion de 400 jeunes de HEC, sac au dos - et les plaçons en situation réelle. Si l’on n’est pas encordé pour de vrai, avec un véritable risque de chute, notre démarche ne peut pas réellement aboutir à une transformation. La haute montagne nous apprend à être modeste, à reconnaître la puissance de la nature. Le risque est nécessaire pour se révéler à soi et comprendre l’importance de la confiance, de l’interdépendance, de la nécessité des décisions à prendre, et de leurs conséquences.

Quels sont les principes concrets de ce leadership?
Le premier point consiste à visualiser avec clarté le sommet. Quand le but est mal défini dès le départ, et de surcroît mal partagé, il devient très difficile de l’atteindre. Le manque de clarté entraîne le manque de discussion. Il n’y a plus de débat contradictoire, favorable à une dynamique collective partagée. Le second point est que le leader doit accepter de distribuer les responsabilités, en fonction des compétences de chacun, et de l’énergie. Sans ce pouvoir de délégation, tout s’effondre. Très souvent, les entreprises se découvrent des fragilités, souvent liées à la distribution du leadership, à la difficulté de bâtir des relais en interne et de faire émerger une écologie commune de la prise de risques. Certaines prennent les sujets à bras-le-corps, et revoient de fond en comble leur fonctionnement.

Comment intégrer le facteur risque, auquel nos sociétés sont devenues allergiques?
À l’expertise du guide de haute montagne, qui gère déjà un haut niveau d’incertitude, nous apportons un niveau supplémentaire d’expérience: celle du secours en montagne, où l’incertitude n’est plus une hypothèse, mais la norme. Parmi les enseignements fondamentaux que j’ai conservés de mes années au peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM), c’est que toute action complexe et à très fort risque nécessite un niveau maximal de consensus. C’est ce que fait le secours en montagne: 100% de l’équipe, le pilote de l’hélicoptère, les médecins, les sauveteurs, tâchent de se mettre d’accord sur l’objectif, les décisions à prendre, et la façon d’y arriver. Le consensus rime avec performance. Bien sûr, ce consensus peut être mis à mal par l’existence de facteurs polluants: les émotions, les biais cognitifs, le stress, le bruit. Or, si on ne les comprend pas, on s’expose à prendre une décision dans de mauvaises conditions. Ces polluants sont à l’œuvre dans notre société contemporaine: les infox, les fausses nouvelles, les pseudos experts qui donnent leur avis sur tout et n’importe quoi. Depuis trois ans, je coanime une session autour de ce sujet avec des exercices de crise au profit du secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN). Celle-ci a pour but de réfléchir aux mécanismes de la prise de décision, afin d’aboutir à un engagement collectif mieux coordonné.

L’incertitude devient, de plus, la norme?
Oui, le paradigme selon lequel elle va diminuant dans nos sociétés est en train de voler en éclats sous nos yeux. Les moteurs de la prospérité, la stabilité de nos sociétés, sociale, économique et même sanitaire, sont remis en question. Il y a donc deux façons différentes de réagir: soit de voir la crise comme un ennemi et une menace externe que l’on combat; soit de se dire qu’on en a fini avec la recherche permanente d’une normalité, et que l’on accepte l’incertitude comme consubstantielle à notre existence. Vivre l’incertitude comme une normalité consiste à avancer avec sérénité, y compris dans le brouillard. Elle peut même devenir un plaisir et un mode de vie.

Le premier de cordée est donc un créateur de collectif?
Oui. Pour revenir à la métaphore de la montagne, on est à l’opposé de l’image du grimpeur solitaire véhiculée par certains alpinistes contemporains, magnifiée par une société qui glorifie les exploits, les risques parfois démesurés pris par certains individus. La complexité du monde impose une approche collective. La question du leadership est donc au cœur de notre survie en tant que sociétés humaines. Nous avons besoin de faire réémerger cette idée de consensus, ou au moins d’y tendre, et rapidement. Je serai inquiet si nous n’y parvenons pas. Ce que j’observe, c’est un déficit de formation des politiques à l’art de la prise de décision. Le chemin est donc encore long pour préparer nos sociétés aux transformations qui nous attendent.